Enjeux politiques et philosophiques de l’islam en Mauritanie : radioscopie d’une assimilation linguistique et culturelle insidieuse

Pr Mamadou Kalidou BA – Introduction

C’est avec beaucoup d’intérêt que nous avons pris connaissance de cet appel à contribution d’Advanced Studies Reseach Centre consacré à la « philosophie et islam en Afrique de l’Ouest ».

Le sujet, bien que très ancien, reste d’une brûlante actualité. En effet, dans un monde globalisé où l’extrémisme islamiste qui s’exporte à une vitesse surprenante se traduit par des milliers de morts, le simple fait de mettre en rapport la philosophie et l’islam est en soi une prise de position d’une certaine gravité.

Dans le monde en général et l’Afrique de l’Ouest en particulier, ces dernières décennies, on a vu se développer ça et là un islam d’obédience wahabite et salafiste qui prend la forme d’un véritable système dogmatique. Un système qui laisse peu de place au déploiement d’une rationalité libre et à la mise en œuvre d’une réflexion obéissant au primat de la logique.

Pour ces islamistes conservateurs, l’esprit et la lettre de l’islam, tels qu’ils furent appréhendés et vécus au septième siècle du vivant du prophète Mouhammad et sous les quatre califes (Abou Bakr, Oumar, Ousmane et Ali) doivent demeurer intacts. Selon eux, la compréhension des textes du saint coran est une donnée immuable ainsi d’ailleurs que la pratique de cette religion.

Pour eux, l’humanité doit faire abstraction des douze siècles qui se sont déroulés depuis la disparition du prophète de l’islam. Cette perception est d’autant plus incompréhensible que du VIIème (naissance de l’islam) au XIIIème siècle au moins, le bastion musulman a entretenu avec le monde eurasiatique et africain, notamment sur le plan des idées, des échanges d’une grande intensité.

Nombreux furent les penseurs musulmans qui engagèrent avec les philosophes de la Grèce antique – par le biais de leurs écrits évidemment – et contemporains des dialogues d’une remarquable fécondité . Ghazali, Avicenne, et Averroès sont, entre autres, de ceux qui se sont enrichis de ce dialogue pour éclairer leur foi par l’émergence d’un soufisme à la pluralité endogène.

Qu’est-ce qui s’est passé dans l’évolution historique du monde musulman pour que l’idéologie dominée par un dogmatisme autarcique prenne le dessus sur la tolérance primaire qui a longtemps prévalu dans l’interprétation du coran, texte fondateur de l’islam ? Il semble que l’une des explications de ce phénomène soit directement liée aux enjeux politiques que peut représenter l’islam dans un contexte de cohabitation de peuples ou communautés dont les intérêts peuvent être divergents voire antagoniques.

En limitant notre analyse à la Mauritanie, nous essayerons de comprendre comment des communautés se revendiquant toutes d’un islam sunnite et même du rite malikite, mais culturellement et linguistiquement différentes, peuvent se retrouver dans une dialectique où l’islam embrigadé sert d’instrument à la justification d’une hégémonie.

Dans la mise en œuvre des éléments de réponse à notre problématique, les travaux d’Amadou Hampâté BA et Souleymane Bachir DIAGNE , entre autres, nous seront d’une utilité certaine.

I. Islam et culture indigène


1.1. Contexte historique
Ce n’est pas fortuit de rappeler, à juste titre, que l’islam est né en Arabie au VIIème siècle après Jésus Chris, avant de s’exporter dans tous les continents, dans toutes les régions du monde.

Si le djihad – guerres qui opposèrent les musulmans aux non musulmans – après la mort du prophète a poussé l’islam jusqu’aux portes de l’Europe et de l’Afrique, c’est surtout par les moyens pacifiques que l’islam conquit le monde.

En Afrique de l’Ouest – la Mauritanie comprise – si les vagues djihadistes les plus connues sont celles qui se sont déroulées avec la lutte armée (conquêtes des Beni Hassan, des Mourabitouns, et enfin celles d’Ehadj Oumar Tall pour ne citer que ces exemples), il n’en demeure pas moins que l’islam était entré dans la région plusieurs siècles auparavant puisque de nombreuses populations dans les empires du Ghana et du Mali étaient converties à la dernière des religions révélées sans aucune contrainte.

En effet, mêlés aux caravanes qui, à travers le commerce transsaharien , ont constitué pendant plusieurs siècles un véritable pont entre l’Afrique du Nord et celle de l’Ouest, des prédicateurs musulmans ont contribué à la reconversion à l’islam de nombreuses populations négro-africaines.

Ousmane Oumar KANE abonde dans le même sens lorsqu’il affirme que « l’éducation islamique en Afrique de l’Ouest commence avec l’islamisation de cette région qui a débuté dès le premier millénaire » . Pour justifier son allégation, il cite le témoignage du grand voyageur Ibn Battouta sur les populations du Mali de l’époque :

« Ils ont un grand zèle pour apprendre par cœur le sublime Coran. Dans le cas où leurs enfants font preuve de négligence à cet égard, ils leur mettent des entraves aux pieds et ne les leur ôtent pas qu’ils ne le sachent de mémoire ».

L’arrivée de l’islam en Afrique de l’Ouest a induit de nouveaux enjeux problématiques. Il a mis en contact des peuples aux identités différentes. C’est ainsi qu’en Mauritanie, les Peuls, les Soninko et les Wolofs (appelés Négro-africains) issus des empires et dynasties du Fouta, du Guidimakha et du Walo et les Arabo-berbères (également appelé Bidhani ou Maures) originaires des Emirats, cohabitèrent longtemps avant et pendant la colonisation.

Tant que ces espaces partagés étaient gérés par le colonisateur, c’est-à-dire par un pouvoir plus ou moins impartial, en tout cas neutre du moins exogène, la dialectique des cultures et langues en présence se déroulait naturellement.

Mais l’accession à la souveraineté internationale des pays de l’Afrique de l’Ouest va changer radicalement cette donne puisque, désormais dirigés par ses propres enfants qui eux-mêmes se retrouvent directement impliqués dans la sociologie des nouveaux Etats, la cohabitation des cultures et des langues se retrouvera alors régie par de nouveaux paramètres. En Mauritanie, l’élite politique à laquelle le colonisateur français a transféré le pouvoir le 28 novembre 1960 était majoritairement constituée par les membres de la communauté arabo-berbère.

Le nouvel Etat, à l’instar de tous les autres en Afrique de l’Ouest, hérita de la langue française. Il se trouve que la politique linguistique et culturelle qui était en vigueur dans le Sud de la Mauritanie – habité par les Peuls, Soninko et Wolofs – était très différente de celle appliquée dans le Nord (terroir arabo-berbère).

Dans le Sud le colonisateur français mettait en œuvre une politique d’assimilation culturelle et linguistique (administration directe, écoles enseignant un programme français dans lesquelles il était interdit de parler les langues des colonisés) alors que dans le Nord l’administration s’appuyait sur les chefferies locales accordant aux colonisés une certaine marge de manœuvre ( il était permis aux indigènes du Nord d’appendre à l’école la langue arabe aux côtés de la langue française). De sorte qu’en 1960, l’essentiel des cadres de la nouvelle Mauritanie était issu des communautés négro-africaines sans doute alors plus instruites en français, langue de l’administration héritée du colon.

A peine une décennie après les indépendances le régime de Moktar ould Daddah entreprit des réformes de l’enseignement dont l’objectif premier était de donner plus de place à l’arabe. Ces réformes dites de « repersonnalisation de l’homme mauritanien », étaient en réalité destinées à favoriser sa communauté arabo berbère dont il estimait que son instruction en lange arabe dans un pays où l’administration travaillait en français, la défavorisait face aux Négro-africains dans la recherche de l’emploi au sein de l’administration.

Dès lors, Moktar ould Daddah, comme tous les chefs d’Etat qui suivront – à l’exception de Sidi ould Cheikh Abdellahi – ne se positionna plus comme un véritable homme d’Etat, président de tous les Mauritaniens, mais comme le membre d’une communauté dont il se fait le soldat contre les autres communautés nationales.

Aussi toutes les politiques linguistiques et culturelles qui se sont succédé en Mauritanie ont eu comme principal objectif d’imposer aux communautés peules, Soninko et wolofs la langue et la culture arabes en reléguant leurs langues et cultures d’abord au second plan, pour ensuite en faire de simples éléments de folklore destinés à venter à l’extérieur une diversité pourtant savamment asphyxiée.

Pour réussir cette entreprise d’assimilation, les coalitions des lobbies nasséro-baassisto -islamo-conservateurs qui, ensemble ou alternativement, réussissant toujours à infiltrer les différents régimes politiques, invoquaient tous l’islam pour perpétuer leur domination linguistique et culturelle sur les Négro-africains.

eux, les Peuls, Soninko et Wolofs étant tous musulmans, et l’arabe étant la langue par laquelle le coran – livre fondateur de l’islam – s’est révélé, alors il convient que ces communautés acceptent l’officialisation de la langue arabe et donc sa prédominance sur leurs langues propres. Cette hégémonie de la langue arabe induisit inéluctablement celle de la culture arabo berbère sur les langues et cultures négro-africaines.

Toutefois, si l’hégémonie de la langue arabe est assumée par les gouvernants mauritaniens, l’extinction des cultures négro-africaines est menée avec beaucoup plus de subtilité. Comment se traduit dans les faits cette double assimilation linguistique et culturelle ?

1.2. Rapport des genres et mode vestimentaire de la femme

Toute personne dotée de bon sens ayant vécu en Mauritanie un temps relativement court constate très vite la différence dans le rapport des genres ainsi que dans le mode vestimentaire des femmes selon que nous soyons en milieu négro-africain ou arabo-berbère. Chez les Peuls, Soninko et Wolofs, il n’y a pas une ligne de démarcation nette entre les femmes et les hommes.

Les espaces vitaux dédiés aux hommes et aux femmes ne sont pas séparés comme on le constate chez les Maures. En d’autres termes, dans les cellules familiales les hommes et les femmes partagent les espaces vitaux au-delà même du lien étroit de sang ou de lait qui, chez leurs compatriotes maures, sont les seuls susceptibles de justifier une certaine proximité physique.

Aussi pour saluer, les Négro-africains ont coutumes de serrer la main de l’autre, que cet autre soit un homme ou une femme. Alors que chez les Maures une femme ne doit tendre la main à un homme que lorsque celui-ci partage avec lui un lien proche de sang ou de lait. Il en va de même pour les hommes lorsqu’ils saluent les femmes.

On note également une pratique différenciée dans la manière des femmes de s’habiller. Les femmes négro-africaines portaient des boubous. Seules celles qui sont mariées avaient l’obligation de se couvrir les cheveux d’un foulard.

Ces dernières décennies, la mode africaine qui est née après les indépendances a institué chez elles un accoutrement où le boubou et le pagne traditionnel alternent avec les robes longues, les jupes et autres chemises à tailles basses.

Sa sœur mauresque continue de varier les couleurs et les types de tissus autour de la seule et unique « melhfa » (voile) héritée des ancêtres. Ce voile sous lequel elles portent en général une jupe évasée, couvre le corps de la hauteur des jambes à la tête. De sorte que, sauf exception, seul le visage, les mains et les pieds restent découverts.

L’observateur critique de ces usages aurait tout naturellement conclu qu’il s’agit là tout simplement de différentes pratiques vestimentaires qui consacrent l’existence d’un islam pluriel sur lequel personne ne trouverait rien à redire. Mais c’est sans compter avec les ambitions hégémonistes des islamo-conservateurs et autres nationalistes arabes tapis dans l’ombre du pouvoir politique.

D’abord dans les prêches des vendredis (khoutba), puis dans les transports publics, ensuite dans les multiples occasions qu’ils se créèrent pour avoir l’opportunité de s’adresser aux foules, ils se mirent à distiller des discours religieux où toute pratique coutumière autre que la leur est considérée comme déviante selon leur perception de la charia (loi islamique) .

C’est dans les années 1990 que l’on commença à lire ça et là dans les minibus de transport publics, des écrits citant le prophète Mouhamad (PSL) stipulant qu’il « est préférable pour un musulman de recevoir un clou dans la tête que de toucher [ils entendent s’asseoir à côte d’] une femme » qui n’est ni sa sœur, sa mère, sa tante ou son épouse.

Cette propagande religieuse sera également portée partout par des groupes d’hommes généralement envoyés par des chefs religieux pour sillonner les coins les plus reculés du pays afin de convaincre les populations de la vallée que leur pratique islamique laisse à désirer tant qu’ils ne se conformeraient pas à cette perception très clivée du rapport entre les genres.

Dès lors, il importe de se demander sur quoi reposent de tels sermons ? Dieu dans son saint coran a-t-il exigé de la femme qu’elle se couvre toutes les parties de son corps excepté son visage, ses mains et ses pieds ? Ou devrait-elle se couvrir complètement le corps comme on l’a vu en Afghanistan, en Arabie Saoudite, en Iran et de plus en plus en Afrique de l’Ouest ? Le coran interdit-il à la femme musulmane de serrer la main d’un homme (et vice versa) dans le rituel de la salutation africaine ?

Sur la question de l’accoutrement de la femme, le débat qui s’est posé en Europe en général et en France en particulier, sur le port du voile dans les espaces publics a amené un certain nombre de penseur musulmans à s’efforcer d’élucider cette problématique. Aussi en cherchant d’abord dans le saint coran, si Dieu y avait édicté une injonction en la matière, Hani Ramadan ne trouve que deux passages consacrés par Allah à ce sujet :

– « A la sourate 24, verset 31 Dieu, s’adressant au prophète Mouhamad (PSL) dit : « Et dis aux croyantes (…) qu’elles rabattent leurs voiles sur leurs poitrines » ;

– A la sourate 33, verset 59, « O prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leurs voiles : c’est pour elles le meilleur moyen de se faire connaitre et de ne pas être offensées. Dieu est vraiment pardonneur et miséricordieux » .

Si de Naasi (la première sourate après la fatiha) à Baghara, la sourate qui clôt le coran, les versets ci-haut cités sont les seuls où Dieu statue sur les vêtements de la femme musulmane, comment en sommes-nous arrivés à instituer une charia dans laquelle, on exige de la femme de ne laisser paraitre de son corps que son visage, ses mains et ses pieds ? Pire encore, comment se fait-il que certains salafistes aillent jusqu’à interdire radicalement (haram) aux femmes de découvrir une quelconque partie de leur corps (ni visage, ni main, ni pieds) ? Il est pourtant clair que dans le premier verset, il est juste question de « rabattre [le] voile sur [la] poitrine » de la femme.

Une poitrine dont on sait que la vue pourrait « perturber » l’autre. Dans le second verset il est question de « se couvrir de [son] voile » parce que « c’est le meilleur moyen de se faire connaitre » donc de se présenter aux autres dans le respect de la pudeur humaine. Donc, nulle part, en tout cas dans son saint coran, de manière explicite, Dieu n’a interdit aux femmes de découvrir leurs têtes, leurs mains, leurs pieds…

En Mauritanie, le discours des groupes islamo-conservateurs – dont les membres siègent au cœur du pouvoir – qui incite à changer les usages et les coutumes des Négro-africains liés au rapport genre ou à l’accoutrement des femmes ne repose sur aucun argument coranique sérieux. Il semble qu’en fait leur propagande ait comme seul objectif d’assimiler culturellement ces communautés en les amenant à prendre la culture arabe pour celle de l’islam.

Toutes les injonctions allant dans le sens d’interdire aux femmes de s’habiller dans le seul respect de la pudeur – se découvrir le visage pour être identifiable parmi ses semblables, se découvrir les mains et les pieds pour pouvoir se déplacer et travailler sans gêne – s’appuient uniquement sur des traditions orales (hadiss) sur lesquels de nombreux savants se sont permis de douter valablement.

Une chose est toutefois certaine : une tradition rapportée ne peut être prise en compte que lorsqu’elle n’altère en rien la parole sacrée d’Allah. Or, à ce propos, les deux versets ci-haut cités sont sans équivoque.

Outre ces traditions orales, les injonctions des salafistes concernant les vêtements des femmes ne reposent que sur une interprétation bourrée de subjectivités elles-mêmes nourries par des préjugés entretenus par les abus d’un patriarcat d’autant plus enraciné dans certains milieux qu’il remonte à l’ère préislamique en Arabie où la femme était perçue comme un juste objet de jouissance.

Il va sans dire que si les dispositions du livre saint d’Allah ne changent pas, elles ne peuvent revêtir toute la plénitude de leur sens pour l’humanité contemporaine que lorsqu’elles sont appréhendées à la lumière de la plus value du temps. Il ne s’agit point ici de réitérer le débat qui opposa et oppose toujours ceux qui pensent que le texte du coran doit continuer à être lu, compris, et appliqué comme le firent les contemporains du prophète et ceux qui prônent une interprétation de ces écritures saintes en fonction de l’évolution philosophique et scientifique de l’homme du troisième millénaire. A ce titre, Souleymane Bachir Diagne écrit :

« Il s’agit alors de comprendre le devenir autrement en réalisant que le temps n’est pas à l’extérieur de la religion mais sa texture. Le temps n’est pas (…) l’épreuve qu’il lui faut surmonter, mais il constitue son autodéploiement même : le temps est Dieu.

Autrement dit la réponse au défi des temps qui changent pour continuer, selon les exigences d’aujourd’hui, l’intention et la dynamique libératrice de la religion dans les domaines de la justice sociale, de l’égalité des hommes et des femmes, du respect d’un principe de pluralisme, bref, la nécessité de ‘’reconstruction de la pensée religieuse de l’islam’’ suppose la mise à jour d’une pensée du temps comme devenir créateur, d’une cosmologie qui soit émergence continue, élan vital ».

De sorte que les cadres issus de ces communautés ressentent dans toutes les rencontres que leur pays ne leur reconnait pas le droit élémentaire à la différence. Ils sont tenaillés par un malaise inadmissible.

II. Islam et langues nationales


2.1. Langue officielle ou de domination ?

Comme nous l’avons indiqué plus haut, dès la première décennie de l’ère de l’indépendance en Mauritanie, Moktar ould Daddah, le premier président du pays a entamé une série de réformes destinées à redorer le blason de la langue arabe longtemps minorée par le colonisateur. Il s’agit pour lui de redresser le tort fait à la langue arabe et à ses locuteurs mauritaniens, à lui redonner la place qu’il fallait dans la Mauritanie libre et souveraine.

Mais ce « père de la nation » semblait oublier que le pays à la tête duquel il venait d’accéder, était une « nation » plurielle. Que ce pays regroupait en son sein des peuples arborant des identités diverses traduites par quatre langues. La Mauritanie est un pays multilingue où l’arabe cohabite avec le pulaar, le soninké et le wolof.

Les réformes politiques entamées par Daddah seront intensifiées sous le règne de Mouawiya oul Taya pour atteindre leur apogée en 1991 lorsque la première constitution de l’ère démocratique établit, en son article six, que « les langues nationales sont l’arabe, le pulaar, le soninké et le wolof. La langue officielle est l’arabe ». Cette disposition reste d’ailleurs inscrite encore aujourd’hui dans la constitution mauritanienne.

L’inscription du caractère officiel de la seule langue arabe dans la constitution pose très clairement les bases d’une discrimination assumée de l’Etat contre les composantes négro-africaines du pays.

Car en officialisant la langue d’une seule communauté (arabe), ce dirigeant mauritanien fait le choix de favoriser sa communauté linguistique sur les autres ; d’instaurer pour les Peuls, Soninko et Wolofs de Mauritanie une citoyenneté de seconde zone. De sorte que les cadres issus de ces communautés ressentent dans toutes les réunions de travail que l’Etat ne leur reconnait pas le droit élémentaire à la différence. Ils sont tenaillés par un malaise inadmissible.

C’était pourtant pour éviter de discriminer une partie de leurs peuples que les dirigeants sénégalais n’ont pas officialisé le wolof ou le pulaar, que ceux du Mali n’ont pas officialisé le bambara ou encore, pour ne citer que ces exemples, que les dirigeants de la Guinée n’ont pas opté pour l’officialisation du Soussou ou du maninka.

Tout le monde sait que ce dernier pays (la Guinée) fut en Afrique de l’Ouest celui qui s’est distingué par son opposition radicale au colon français . Si, comme tous ses voisins, Sékou Touré, le premier président de Guinée ainsi que ses successeurs ont maintenu le statut officiel du français, c’est bien pour ne pas créer dans son pays une citoyenneté hiérarchisée.

Si tous les pays de l’Afrique de l’Ouest, à l’exception de la seule Mauritanie, ont maintenu le français comme langue officielle, ce n’est point par préférence de cette langue sur leurs langues nationales, mais bien pour ne pas fonder leurs nouveaux Etats sur une toile de fond discriminatoire qui les exposerait à de graves problèmes de cohabitation.

Visiblement ce n’était pas le souci des régimes politiques mauritaniens pour lesquels, il faut imposer par la force la langue arabe aux communautés non arabes du pays. La frustration immense manifestée à travers l’expression d’indignation de l’élite négro-africaine face à cette situation de ségrégation ne semble susciter aucun émoi.

Aujourd’hui encore, les enfants peuls, Soninko et wolofs sont réduits à faire l’apprentissage du savoir dans deux langues autres que leurs langues maternelles (le français et l’arabe) dans les écoles où leurs camarades maures, eux, ont l’opportunité de faire leurs premiers pas dans leur langue maternelle (l’arabe) avant de s’ouvrir au français.

Selon de nombreux psychopédagogues de l’éducation, un enfant qui commence son apprentissage dans une langue autre que sa langue maternelle accuserait un retard d’au moins six ans par rapport à celui qui apprend dans sa langue maternelle .

Le résultat de cette discrimination se traduit très précisément dans les résultats de plus en plus faibles au brevet et au baccalauréat pour les enfants négro-africains de Mauritanie.

Mais ce qui surprend le plus l’observateur de la scène nationale mauritanienne, ce sont les arguments qui sont avancés par l’élite nasséro-baassisto-islamo-conservatrice pour justifier l’imposition de l’arabe comme seule langue officielle du pays. En plus de l’argument du nombre – sur lequel nous ne pouvons nous appesantir ici – cette extrême droite mauritanienne s’appuie souvent sur des considérations religieuses.

En effet, selon elle, l’islam étant la religion de tous les mauritaniens, il est donc normal que l’arabe qui est la langue du coran soit in fine la langue officielle de la République Islamique de Mauritanie. C’est cette thèse que nous entendons éprouver dans la sous-section suivante.

2.2. Langue d’islam ?

Ainsi donc, selon les partisans de l’officialisation de la seule langue arabe au détriment des langues pulaar, soninké et wolof, le simple fait que le coran soit « descendu » en arabe confère à cette langue une sacralité qui la place de facto sur les autres langues de l’humanité.

Aussi pour juger de la pertinence d’une telle allégation, nous ne saurions faire l’économie des interrogations suivantes : qu’est-ce qui chez les musulmans doit être considéré comme sacré ? La teneur du coran en tant que parole de Dieu ou la langue dans laquelle il a choisi de s’exprimer ? Si c’est le choix fait par Dieu de s’adresser aux hommes à travers l’arabe qui lui imprime son caractère sacré, il faut alors préciser que l’arabe ne pourrait être la langue sacrée, mais une langue sacrée parmi d’autres.

Etant entendu que l’islam n’est pas la seule religion révélée puisqu’il est consacré troisième et dernière après le judaïsme et le christianisme. Reconsidérons la question autrement.

Est-ce la sacralité de l’arabe qui a fait que le coran soit « descendu » dans cette langue ? Au quel cas, l’arabe devrait contenir des propriétés et attributs qui la distinguent et l’élèvent radicalement au dessus des autres langues de l’humanité.

Ou alors est-ce qu’elle est seulement une langue parmi d’autres, c’est-à-dire un élément d’une compilation paradigmatique infinie dans laquelle chacun est doté d’une capacité à rendre compte de toutes les paroles, et notamment celle de Dieu ?

Aucune étude linguistique n’ayant jamais démontré que l’arabe se caractérisait, tant dans sa dimension syntagmatique que dans sa dimension paradigmatique, par des propriétés qui la rendraient unique, il va sans dire que cette langue en est une parmi d’autres. Elle possède sa propre structure grammaticale, syntaxique et sémantique ainsi que son esthétique propre.

Propriétés qui varient d’une langue à une autre mais dont toutes les langues sont pourvues. Il nous apparait très logique qu’en s’adressant à l’humanité, la parole de Dieu subit nécessairement une double traduction.

La première est celle qui permet la transmission de l’Infiniment grand (la parole d’Allah) dans un infiniment petit (la langue humaine). La seconde est celle qui permet de faire passer un contenu d’une langue vers une autre.

Ce sont ces deux types de traductions que le philosophe Souleymane Bachir Diagne désigne fort éloquemment par « traduction verticale » (pour la première) et « traduction horizontale » (pour la seconde) . Il aurait été illogique que Dieu qui est le Maître Créateur de l’humanité s’adressât à celle-ci dans un système linguistique que l’homme moyen ne saurait comprendre.

De même, s’il est vrai que l’Islam est « descendu » sur toute l’humanité et non pas seulement sur les Arabes – comme le judaïsme et le christianisme ne furent pas les religions des seuls juifs) – alors il importe d’en déduire que Dieu a bel et bien configuré les autres langues de sa création pour qu’elles soient en capacité de traduire Sa parole. Nous avons pu nous rendre compte par nous-mêmes que le pulaar et le français, que nous connaissons, restituent dans leur traduction, avec une perspicacité remarquable tant le contenu que la poéticité du coran. A ce propos, Amadou Hampaté Ba, répondant à la question de savoir « Pourquoi les musulmans doivent apprendre l’arabe pour pratiquer leur religion ? », écrit :

« Le fait d’ignorer l’arabe n’a jamais empêché le fidèle musulman de pratiquer avec ferveur sa religion. Croire que l’on ne saurait pratiquer l’islam qu’en parlant l’arabe reviendrait à supposer que Dieu n’entend que la langue arabe, ce qui serait ridicule ».

Souleymane Bachir Diagne témoigne qu’un enseignement du prophète Mouhammad stipule « Autant de langues on parle, autant d’hommes on vaut ».

Et au philosophe d’ajouter en guise d’explication : « je trouvais remarquable, en effet, une telle invitation au pluralisme linguistique là où l’on aurait pu attendre une exaltation de la langue de la révélation à l’exclusion de toutes les autres. Je comprenais cette invitation comme celle de penser de langue à langue ».

Il appert de cette analyse qu’il n’y a pas de langue qui soit intrinsèquement sacrée parce que Dieu s’y est exprimé car toutes les langues du monde sont, à priori, susceptibles de rendre compte très fidèlement de sa parole à condition que ceux qui font ce travail en aient une connaissance approfondie.

Dès lors, l’argument religieux qui consiste à justifier l’officialisation de la seule langue arabe au mépris des langues pulaar, soninké et wolof n’est rien d’autre qu’une instrumentalisation de l’islam pour une finalité qui n’honore pas les musulmans : l’instauration de l’hégémonie d’une partie des musulmans sur d’autres musulmans.

Conclusion

Le peuple d’Arabie auquel appartenait le prophète de l’islam représente aujourd’hui une infime minorité du nombre toujours plus grandissant des musulmans à travers le monde. Sur les cinq continents, des peuples de toutes les origines se sont retrouvés dans le projet de société que leur proposait l’islam et se sont convertis à la dernière des religions révélées.

Mais cette appropriation de l’islam en Afrique de l’Ouest, notamment en Mauritanie, pose d’énormes problèmes de cohabitation entre les communautés nationales. En effet, l’histoire du peuplement du territoire correspondant à la Mauritanie actuelle est constituée de plusieurs vagues de migrations.

Les populations noires (Peuls, Soninko, Wolofs …), ont été tour à tour succédées par les berbères, puis beaucoup plus tard par des tribus arabes islamisées, organisées autour du projet de propagation de l’islam.

Le colonisateur français qui occupa cet espace en allant du Sud vers le Nord avait plus ou moins réussi à pacifier les rapports tantôt conflictuels tantôt apaisé (selon les accords) entre les Emirats du Nord et les royaumes du Fouta, du Guidimakha et du Walo, au Sud.

La Mauritanie contemporaine, celle des indépendances, hérite donc d’une configuration démographique dans laquelle des communautés ayant des langues et cultures différentes (Peuls, Soninko et Wolofs d’une part, Arabo-berbères d’autre part et Hratines enfin) sont amenées, de fait, à vivre ensemble dans le même pays.

Le nouvel Etat central ainsi constitué aurait pu, en se positionnant à équidistance vis-à-vis des communautés nationales, établir un certain équilibre gage de justice et d’égalité. Mais au lieu de cela, les différents régimes successifs à la tête du pays, dominés par des nationalistes arabes étroits, ont multiplié des réformes allant dans le sens d’instituer la domination de la langue et de la culture arabe sur les langues et cultures peule, Soninko et wolof.

Au plan culturel, le mode du rapport des genres ainsi que le mode vestimentaire des femmes négro-africaines sont vilipendés par une critique raciste moulée dans un discours religieux.

De même, une certaine élite, dont le seul but est de perpétuer sa domination linguistique et conforter sa position politique, s’efforce de trouver des arguments d’ordre islamique et philosophiques pour justifier l’hégémonie de la langue arabe – officielle – au détriment des langues négro-africaines réduites au statut folklorique de langues nationales.

Comme il apparait dans le déploiement de notre analyse, la sacralité, gracieusement offerte à la langue arabe pour la hisser sur ses sœurs, ne repose ni sur le texte du coran, ni sur la logique. Car au final, ce n’est point la langue qui est sacrée, mais la teneur qu’elle exprime, la foi qu’elle transmet, contenus pouvant être traduits dans toutes les langues du monde.

Pr. Mamadou Kalidou BA
Groupe de Recherches en Littératures Africaines (GRELAF),
Université de Nouakchott, Mauritanie.

Références sito-bibliographiques

BA Amadou Hampaté, Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence Africaines, 1972.

BA Oumar Moussa, Noirs et Beydanes mauritaniens. L’école creuset de la nation ?, Paris, L’Harmattan, 1993.

BATTOUTA Ibn [1304 – 1368], Voyage III. Inde, Extrême-Orient, Espagne, Soudan. Paris, La Découverte, 1982, p.427

DIAGNE Souleymane Bachir, Comment philosopher en islam ?, Paris, Philippe Rey / Jimsaan, 2014.

Idem, Le fagot de ma mémoire, Paris, Philippe Rey, 2021.

KANE Ousmane Oumar, Au-delà de Toumbouctou. Erudition islamique et histoire intellectuelle en Afrique occidentales, Dakar, CERDIS/CODESRIA, 2017.

KI-ZERBO Joseph, Histoire de l’Afrique noire, Paris, Hatier, 1978.

RAMADAN Hani, La femme en Islam, Lyon – Amiens, Editions Tawhid / Euro-médias, 1991.

https://youtu.be/IXhrCMZHt-0 . S. B. DIAGNE en conférence à l’université de Sciences Po-Ex sur le thème « traduire la parole de Dieu : autour de l’Islam », consulté le 27 septembre 2021.

BUTZKAM Wolfgang, Etudes de linguistique appliquée, Paris, Juillet 1978, 162 p ; PDF au lien : https://www.proquest.com/docview/1307657224?pq-origsite=gscholar&fromopenview=true, consulté le 12 décembre 2021.

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