Entre l’Afrique et l’Espagne, 11 000 morts à la «nécrofrontière»

Libération – Selon l‘ONG Caminando Fronteras, plus de 11 000 personnes ont péri depuis 2018 dans leur tentative de gagner l’Espagne depuis le continent africain. Soit six par jour.

L’organisation, créée en 2002, recueille de nombreuses données grâce aux outils qu’elle a mis en place. D’une part, les migrants peuvent donner par téléphone, en cas de péril, la position de leur embarcation et le nombre de personnes à bord, ce qui permet d’alerter les secours.

D’autre part, les familles des migrants communiquent leurs propres informations. L’ONG se définit comme un «observatoire des droits humains à la frontière occidentale euro africaine», qualifiée en outre de «nécrofrontière», tant le bilan est élevé.

Il y a deux ans, Helena Maleno, la fondatrice du collectif, s’alarmait dans une interview à Libération de l’aggravation de la mortalité sur les routes maritimes des migrants. La situation ne s’est pas améliorée, loin de là.

«La tragédie vécue par les personnes tentant d’atteindre l’Espagne en traversant les différentes frontières dépasse tout ce que nous pouvions imaginer», déplore l‘ONG dans un rapport publié lundi.

D’après son décompte, entre début 2018 et fin novembre 2022, sont mortes 11 286 personnes venues de 31 pays d’Afrique mais aussi du Moyen-Orient et d’Asie. Parmi elles, 1 272 femmes et 377 enfants.

Traversées maritimes et terrestres

La route des Canaries se révèle la plus dangereuse avec 7 692 victimes, soit deux tiers du total. C’est l’une des quatre zones de traversée maritime délimitées par l’organisation : du Sénégal et de Mauritanie vers l’archipel des Canaries, du Maroc vers la côte atlantique espagnole, du Maroc vers le littoral méditerranéen, et enfin de l’Algérie vers les côtes espagnoles et les îles Baléares. Deux autres points d’entrée sont terrestres : les passages vers Ceuta et Melilla, villes enclavées au Maroc.

Un des points dénoncés par le rapport est le défaut d’assistance côté espagnol comme côté marocain, accusation étayée par plusieurs témoignages. Des embarcations en panne de moteur ou de carburant, auxquelles les bateaux de pêche qui les croisent n’apportent, pour toute aide, que quelques bouteilles d’eau. Des appels au secours lancés par téléphone qui ne reçoivent aucune réponse.

Les services des deux pays qui se renvoient la balle en fonction de la position du bateau en perdition par rapport à la latitude 35°50′N, faisant office de frontière dans le détroit de Gibraltar. Ou cinq adolescents marocains qui ont pris la mer à Ceuta, en novembre 2021, dans un dérisoire «bateau-jouet» à rames. La demande d’assistance de leurs familles n’a donné lieu à aucune intervention. Ils n’ont plus jamais donné de nouvelles.

Deux poids, deux mesures

A contrario, Caminando Fronteras décrit le dispositif lancé après la découverte, en 2019, d’un kayak vide dans le port d’Alicante, avec à bord des papiers appartenant à un citoyen espagnol. «Une opération de recherche active mobilisant tous les moyens disponibles, y compris aériens, a été immédiatement déclenchée.» La «victime» a été rapidement retrouvée saine et sauve : elle faisait de la pêche sous-marine sans s’être aperçue que son kayak avait dérivé. Deux poids, deux mesures.

Parfois, accuse le rapport, ce sont les sauveteurs eux-mêmes qui provoquent l’accident. Exemple : «Abordage du mauvais côté de l’embarcation, entraînant son renversement et la chute par-dessus bord de ses passagers. A la suite de quoi, aucun déploiement de moyens pour retrouver et repêcher les survivants et /ou les cadavres éventuels.»

L’ONG met en cause les modes de coopération entre les différents pays : «L’Etat espagnol, de concert avec des pays tels que le Maroc, l’Algérie, la Mauritanie et le Sénégal, a arbitrairement établi des modèles de politique migratoire bilatérale, réduisant ainsi considérablement la protection des droits des personnes en déplacement.»

Une illustration tragique : la répression conjointe par les forces de l’ordre espagnoles et marocaines d’une entrée en masse à Melilla, le 24 juin. La tuerie, dont le bilan, selon les sources, s’élève à 23 ou 37 morts, a «montré au monde entier en quoi consiste la politique de contrôle […] sous couvert d’un accord de bon voisinage» entre les deux pays.

En conclusion, Caminando Fronteras souligne : «Sur la seule année 2022, l’Europe a géré les frontières de manière différente pour les personnes fuyant la guerre en Ukraine. Les lois leur assurant une protection ont été appliquées rapidement et sans réserve alors que, pendant des décennies, ces droits ont été refusés aux personnes fuyant d’autres conflits.» Et le sont encore.

Par François-Xavier Gomez

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